Entretien avec Denis Ruysschaert, Docteur en sociologie et ingénieur agronome

Denis Ruysschaert se passionne pour l’équité sociale et la durabilité environnementale, et tout particulièrement sur les enjeux de l’huile de palme « durable ». Docteur en sociologie et ingénieur agronome, Denis a travaillé plus de 25 ans sur quatre continents pour des associations, des entreprises, les Nations Unies et le monde académique. Vice-président de SWISSAID Genève, il soutien les activités de l’association sur l’agriculture responsable et l’extraction minière. En parallèle, Denis mène une recherche académique de haut niveau avec de nombreux articles dans des journaux internationaux. Cette recherche est pour lui indissociable d’une activité militante : il faut appréhender les situations pour agir stratégiquement.

Comment avez-vous été amené à vous intéresser à la RSPO ?

J’ai travaillé pour l’ONG PanEco, qui lutte en faveur de la protection de la nature en Suisse et en Indonésie, en tant que directeur international. PanEco est l’une des premières ONG à être entrées dans la RSPO, dès 2005. Le but était d’influencer les négociations dans le sens de nos objectifs, c’est-à-dire arrêter la déforestation et appuyer les petits producteurs locaux afin qu’ils bénéficient d’un revenu juste.

Au début, la RSPO était vraiment focalisée sur l’idée de développer un modèle alternatif et beaucoup de communautés et d’ONGs locales étaient intéressées par le projet. Nous avons réussi à faire passer une résolution en 2006 en soutenant l’idée que l’huile de palme peut être produite sur des terres dégradées. Cela nécessite cependant d’investir du temps et de travailler avec les communautés locales, ce que les grands producteurs, même ceux de la RSPO, n’ont finalement pas fait.

Au fil des ans, PanEco a changé de ton envers la RSPO, car nous avons observé que les mauvaises pratiques de la part de l’industrie en son sein persistaient. Nous avons donc fait passer une deuxième résolution en 2008 exigeant que la RSPO améliore les pratiques de la filière. Par exemple, certains membres de la RSPO entretenaient des relations commerciales avec des entreprises non-membres qui en violaient les principes. Ça a été le cas de Rabobank (le plus important investisseur en agriculture), qui finançait les activités d’Astra Agro Lestari, un grand producteur d’huile de palme indonésien. Ces problèmes généraux sur la filière ont perduré. En 2016, PanEco a décidé de quitter la RSPO.

Selon vous, quelles sont les forces et les faiblesses de la RSPO ?

Si l’objectif de la RSPO est de sauvegarder la réputation des acteurs dominants du marché, tels que Nestlé et Migros, nous pouvons considérer que c’est une réussite totale. Mais du point de vue du petit producteur, le problème réside dans le modèle agricole. Aujourd’hui, les 50 plus grands producteurs mondiaux sont malaisiens et indonésiens. Ils se sont accaparés environ 7 millions d’hectares de terre des populations locales, et ce alors que dans les années 90, ces producteurs étaient quasi inexistants. L’implantation de cette agro-industrie qui revend sur le marché mondial a été légitimée par la RSPO. Elle l’a fait principalement au travers de deux mécanismes. Le premier est le processus d’amélioration continuelle des principes et critères, qui servent en fait à remettre à plus tard les vrais problèmes. Le deuxième est l’absence de garde-fou générant la possibilité d’étendre les plantations d’abord et d’en discuter ensuite.

En outre, les critères qui définissent la durabilité sont questionnables, car là aussi il y a plusieurs mécanismes qui permettent de les contourner. Tout d’abord, les critères sont assez vagues pour être interprétés de différentes manières. Oui il y a des évaluateurs, mais le fait que les critères soient qualitatifs leur laissent une très grande marge de manœuvre, alors qu’ils sont payés par les entreprises qu’ils contrôlent. Ensuite, avec la certification partielle RSPO, il était possible de ne certifier que les plantations qui répondent aux critères, et pas nécessairement toutes les plantations d’un producteur. Finalement, en l’absence d’Etat, les ONG sont le seul organisme de contrôle externe. Toutefois, comme elles n’ont pas assez de moyen pour effectuer un contrôle exhaustif, elles se focalisent sur des cas emblématiques qu’elles sont sures de gagner.

Lors de votre travail sur le terrain, quelle connaissance de la RSPO par les petits paysans avez-vous observée ?

Les communautés locales et les petits paysans ne connaissent pas du tout la RSPO si les ONG ne leur en parlent pas. Il est difficile de leur expliquer le fonctionnement, car pour eux ça reste très abstrait. PanEco a pu faire participer quelques paysans aux réunions de la RSPO, mais ils étaient trop impressionnés et pas assez habitués à ce mode de fonctionnement gestionnaire pour pouvoir y faire avancer leur cause. En plus, leurs paroles tombaient à plat car ils avançaient des problèmes d’éthiques inaudibles dans la logique du management de la RSPO.

Est-ce que la RSPO améliore les conditions de vie des petits paysans ?

Pour les paysans contractés par des entreprises qui les assistent afin d’obtenir la certification, le salaire est parfois un peu meilleur. Mais le vrai problème est l’accaparement des terres et le modèle industriel de production. Les grandes plantations sur plusieurs milliers d’hectares sont des concessions d’Etat sur 25-30 ans, qui dans les faits éteignent le droit coutumier des populations locales.

En ce qui concerne les paysans indépendants, bien qu’ils soient complètement négligés structurellement, il y en a quand même qui font partie de la RSPO. Certaines ONG les aident à se certifier, ce que la RSPO soutient puisque cela fait partie de leur logique d’amélioration. Le discours est que leurs conditions de vie s’améliorent avec l’augmentation de la productivité que l’adhésion à la RSPO engrange. Je suis dubitatif car cette idée relève de la logique « top-down », c’est-à-dire qu’on pense apprendre aux paysans comment produire. Mais ils n’ont pas attendu la RSPO pour cultiver leurs terres. Ce dont ils ont besoin, c’est d’un accès direct à la chaîne de valeur, aux canaux de torréfaction et à des prix plus justes.

Selon vous, comment est-ce que la RSPO devrait évoluer ces cinq prochaines années ?

Il faut se demander pourquoi la RSPO a réussi à légitimer l’agro-industrie. Cela s’est passé grâce aux critères qui sont définis de manière gestionnaire ainsi que par la cooptation des grandes ONG. La RSPO est constituée à 85% par des acteurs occidentaux dominants, 10% par des gros producteurs malaisiens et indonésiens, et le reste par des ONGs environnementales. C’est pourquoi je ne suis pas non plus convaincu par la nouvelle certification, RSPO NEXT.

Les possibilités d’évolution du secteur de l’huile de palme, et donc du modèle agro-industriel de la RSPO, sont limitées pour deux raisons. D’une part, il ne reste plus beaucoup de nouvelles terres pouvant être utilisées pour la production de palmiers à huile, car ils ne peuvent être cultivés qu’entre 0 et 1000 mètres d’altitudes, endroits où il y a déjà des établissements humains et de l’agriculture. D’autre part, l’essor de l’huile de palme après 2008 est directement lié à l’essor de la production de biocarburants, en particulier pour le marché européen. L’UE a même légiféré en 2012 pour admettre la production de la RSPO sur son marché intérieur. Ceci a maintenu des prix élevés, ce qui est le facteur déterminant de l’investissement financier dans de nouvelles plantations, et donc de l’accaparement des terres. Actuellement, l’agro-diesel constitue 45% de l’huile de palme consommée en Europe. L’UE pourrait maintenant exclure cette huile comestible de sa liste d’agro-carburants. Si c’est le cas, le marché de l’huile de palme risque de s’effondrer, et les investissements de s’arrêter.

Afin de vraiment parvenir à produire une huile de palme durable, il faudrait réformer la RSPO dans son intégralité, ce qui est quasiment impossible. Cela signifierait tout recommencer avec des petits producteurs cultivant des terres dégradées. Le but serait alors de leur fournir les canaux de commercialisation afin qu’ils aient un accès direct à la chaîne de valeur.