Droits fondamentaux à Genève : le potentiel de notre Constitution pour les faire avancer

Organisé par le réseau REGARD, FIAN Suisse et le CODAP, la table ronde qui s’est tenu le 11 mars dernier a permis des échanges fructueux entre les intervenant·e·s : Omar Azzabi, conseiller municipal Ville de Genève; Cyril Mizrahi, député au Grand Conseil, Commission des droits de la personne; Patricia Schulz, Dr.h.c, chercheuse senior associée à l’Institut de recherche des Nations Unies pour le développement social (UNRISD); Frédéric Varone, magistrat suppléant à la Cour des Comptes; Léa Winter et Cédric Chatelanat, coodinateur.trice.s de la contribution collective de la société civile à l’évaluation périodique indépendante (EPI) genevoise.

Nous avons le plaisir de vous présenter la synthèse de ces échanges (document en PDF)

Table ronde sur les droits fondamentaux à Genève

Quels sont les potentiels de notre Constitution pour les faire avancer ?

11 mars 2020, Maison des Associations, organisé par REGARD, FIAN Suisse et le CODAP

L’article 42 de la Constitution genevoise stipule que « la réalisation des droits fondamentaux fait l’objet d’une évaluation périodique indépendante ». En l’absence d’action du gouvernement pour mettre en œuvre une telle évaluation, la société civile a réalisé un état des lieux de la situation des droits fondamentaux à Genève sous la forme d’un rapport collectif auquel ont contribué 27 organisations et faîtières associatives. Ce rapport a été remis aux autorités cantonales et municipales le 2 avril 2019.

La table ronde organisée le 11 mars avait pour objectif d’avancer sur les modalités de mise en œuvre de l’évaluation périodique indépendante (EPI) à Genève. Les intervenant·e·s ont évoqué plusieurs pistes comme la création d’une commission extra-parlementaire qui serait chargée de l’évaluation ou celle de confier ce mandat à la Cour des Comptes.

Intervenant·e·s

  • Omar AZZABI, conseiller municipal Vert Ville de Genève
  • Cyril MIZRAHI, député PS au Grand Conseil, Commission des droits de la personne
  • Patricia SCHULZ, Dr.h.c, chercheuse senior associée à l’Institut de recherche des Nations Unies pour le développement social (UNRISD)
  • Frédéric VARONE, magistrat suppléant à la Cour des Comptes
  • Léa WINTER et Cédric CHATELANAT, coodinateur·trice·s de la contribution collective de la société civile à l’évaluation périodique indépendante (EPI) genevoise

Modération par Stéphane BUSSARD, journaliste au Temps

Synthèse

Patricia Schulz salue la contribution collective de la société civile à l’évaluation des droits fondamentaux à Genève. Elle salue également l’introduction de l’article 42 dans la Constitution mais regrette que le mécanisme de mise en œuvre n’y soit pas précisé. Elle a mis en avant plusieurs critères que devrait remplir ce futur mécanisme d’évaluation:

  1. Régularité dans la périodicité du processus d’évaluation : il faut créer une culture d’un processus itératif, qui se répète régulièrement afin de travailler dans une perspective d’amélioration continue et non pas rendre un jugement à un temps « t », sans suivi. Ce fonctionnement pousse à la coopération, c’est une incitation à faire toujours mieux qui garde la Constitution vivante.
  2. Expertise et disponibilité : il faut des spécialistes formé·e·s et qui travaillent en continu sur l’EPI.
  3. Indépendance et impartialité du mécanisme de l’EPI
  4. Mémoire institutionnelle : il faut prévoir l’engagement durable des expert·e·s et un secrétariat solide pour garantir une cohérence sur le long terme.
  5. Transparence des rapports et des documents à leur appui, sauf cas exceptionnel
  6. Niveau élevé du mécanisme de l’EPI dans la hiérarchie de l’Etat. Il doit être au même niveau que l’évaluation de la légalité des actes étatiques menée par la Cour des Comptes pour ne pas minoriser les droits fondamentaux. Il faut un parallélisme des compétences, du niveau hiérarchique et des procédures avec la Cour des Comptes. Si on crée un autre mécanisme pour l’EPI, il y a un grand risque de créer cette disparité de niveau et de ressources.
  7. Ressources financières suffisantes
  8. Participation de la société civile pour informer les expert·e·s et garantir qu’il y ait un suivi.
  9. Appropriation des recommandations qui s’obtient par la participation des administrations au processus. Ce sont elles qui ont les données nécessaires à l’évaluation. La Cour des Comptes peut les obtenir. Il faut créer plus de coopération entre les départements aux niveaux cantonal et municipal.
  10. Suivi des recommandations : il faut vérifier que ce qui a été proposé soit mis en œuvre. Il faut un mécanisme qui a la puissance d’assurer ce suivi, comme la Cour des Compte qui procède à un suivi de ses recommandations. C’est une compétence que n’ont malheureusement pas les organes de traité de l’ONU.

Les recommandations de la Cour des Comptes, comme celles des organes de traité de l’ONU, ne sont pas des règles impératives pour l’Etat (soft law). Elles ont quand même une grande validité car il s’agit d’appliquer la Constitution qui est le texte supérieur de tout l’ordre juridique du Canton. Patricia Schulz aimerait que le mandat de l’EPI soit assumé par un organe du même niveau de la Cour des Comptes, si ce n’est la Cour des Comptes elle-même, avec l’appui des autres partenaires notamment la société civile. Elle propose de changer la Constitution (chapitre IV du Titre IV) pour la rebaptiser Cour des droits humains et des comptes et lui donner de nouvelles compétences en modifiant les articles 128 à 131.

Lors de la séance de présentation du rapport de la société civile le 2 avril 2019, Cyril Mizrahi a annoncé que la Commission des droits de la personne du Grand Conseil avait décidé d’élaborer un projet de loi au sujet de l’article 42 Cst. Depuis lors, la commission a été occupée par d’autres travaux et n’a pas avancé sur ce projet. Cyril Mizrahi reste néanmoins convaincu que c’est la seule manière d’aller de l’avant compte tenu de l’inaction du Conseil d’Etat et du manque de coordination, de répondant et de leadership en matière de droits humains au niveau du gouvernement. Il souhaite que le projet de loi institue une commission extra-parlementaire composée d’expert·e·s, de spécialistes des différents droits fondamentaux (sur le modèle de la composition des organes de traité de l’ONU) avec les moyens nécessaires pour réaliser l’EPI. Il estime que le Grand Conseil ne s’y opposerait pas vu que c’est une exigence de la Constitution.

Sur la proposition de confier le mandat d’évaluation à la Cour des comptes, il met en garde contre cet objectif qu’il estime trop ambitieux dans le contexte politique actuel. Il y a une résistance au niveau du Conseil d’Etat et une réelle méfiance des politiques à l’égard de la Cour des Comptes. Cette proposition frontale et qui demande beaucoup de moyens risque de multiplier les résistances. Il est peu probable que le Grand Conseil souhaite élargir ses compétences et ses ressources. Il estime également que la Cour n’a pas les personnes compétentes ni les méthodes de travail requises pour ce faire. La Cour évalue les politiques publiques par thématique alors que l’EPI demande une évaluation globale, qui dépasse les politiques publiques. Il pense que l’évaluation serait plus intéressante si elle est faite par des spécialistes des différents droits fondamentaux qui ont une expérience concrète dans ce domaine. Il soulève également le défi de la participation de la société civile dans un processus mené par des fonctionnaires de l’évaluation, ce qui serait le cas si c’est la Cour des Comptes qui s’en charge. Une solution mixte pourrait être de rattacher la commission qu’il propose à la Cour des Comptes pour bénéficier de son infrastructure, du secrétariat, des techniques d’évaluation tout en bénéficiant de compétences externes. D’habitude les commissions sont rattachées à un département étatique mais vu qu’il n’y a pas de coordination/point focal sur cette question, cela pourrait se justifier.

Frédéric Varone salue la démarche de la société civile qui a le mérite d’avoir mis l’EPI à l’agenda des discussions de la Cour des Comptes. Il y a néanmoins plusieurs critères requis par l’EPI auxquels la Cour ne peut pas répondre.

La périodicité : faire une évaluation périodique, récurrente est pesant et bloque trop de ressources (ex. chèque annuel de formation). Après 3 cycles, il n’y avait plus grand chose à apprendre et les expert·e·s se sont démotivé·e·s.

Les ressources financières : la Cour n’a actuellement pas les ressources financières pour ce mandat potentiel qui nécessiterait d’engager de nouvelles personnes pour réaliser une évaluation des politiques publiques sectorielles à l’aune du degré de réalisation des droits fondamentaux.

Participation de la société civile : les magistrat·e·s et les évaluateur·trice·s de la Cour n’y sont pas habitué·e·s et n’en ont pas l’expérience.

Champ de compétences : Dans le cas d’une violation d’un droit prioritaire dénoncée anonymement ou par un acteur externe (ex. associations), la Cour est prête à entrer en matière mais il faut que cela concerne une politique publique particulière avec un ou plusieurs droits affectés (ex. évaluer le processus papyrus au regard des droits fondamentaux). L’évaluation de tous les droits n’est pas possible avec les compétences actuelles.

Concernant les atouts de la Cour : indépendance, compétences en méthodologie d’évaluation, publicité des rapports, suivi des recommandations, faculté d’apprentissage sur des sujets inconnus.

En conclusion, il ne pense pas qu’il faille une seule institution, mais plutôt une pluralité d’organes qui se chargent de faire cette évaluation. Cela pourrait être une fois la Cour des Comptes, une fois une commission (ad hoc d’expert·e·s ou extra-parlementaire), une fois une université (par ex. le Centre suisse de compétence pour les droits humains), une fois une ONG voire un consultant privé. La société civile pourrait avoir le rôle de consolider ces rapports et, plus encore, de fixer les priorités d’évaluation.

Frédéric Varone propose également d’inclure les différents moments d’une évaluation : ex post (une fois la loi adoptée et mise en œuvre) et ex ante (prévoir les effets d’une loi en discussion au Grand Conseil sur les droits fondamentaux), comme cela se fait partiellement au niveau fédéral. Bref, il plaide (à titre personnel et pas au nom de la Cour des comptes) pour un dispositif pluriel d’évaluation, et non pas pour une organisation unique qui serait chargée d’évaluer toutes les politiques publiques au regard de tous les droits fondamentaux, ce qui lui semble un travail énorme et peu réaliste.

Sur le défi posé par la périodicité, Patricia Schulz rappelle que si après trois examens des progrès significatifs ont été accomplis, le travail devient plus léger, on a moins besoin de s’en occuper. On ne doit pas tout faire tout le temps. Il faut faire des choix. Sur les compétences manquantes, la Cour pourrait se renseigner à l’extérieur d’elle-même et former ses évaluateur·trice·s pendant plusieurs mois sur des sujets avec lesquels ils ou elles ne sont pas familier·ère·s (exemple de l’évaluation du Bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes). Connaissant le travail de la Cour, elle reste sur la position qui y a une possibilité d’efficacité très élevée en lui confiant le mandat.

Sur la proposition de confier l’évaluation à une pluralité d’organes, Cyril Mizrahi rappelle que l’Etat doit être le garant de la mise en place des lois, en l’occurrence le Canton est le garant de l’EPI et doit mettre en place en organe responsable, de manière décentralisée ou non.

Léa Winter souligne le rôle central de la société civile qui à l’origine de cette discussion. Elle rappelle que le rapport collectif n’a pas pu être exhaustif par manque de ressources humaines et financières. Il est temps que l’Etat assume ses responsabilités et se conforme à ses obligations.

Le niveau d’expertise du milieu associatif à Genève est très élevé et ses membres sont en contact direct avec la réalité de terrain et les victimes de violations. Il est donc fondamental que les associations soient consultées et impliquées dans la mise en œuvre du futur mécanisme d’évaluation. Il faudrait également que les victimes de violation puissent transmettre des informations de manière anonyme aux personnes en charge de l’évaluation.

Au niveau communal, le Conseil municipal de la Ville de Genève s’est occasionnellement saisi de sujet de droits humains compte tenu de la place et du rôle de Genève dans ce domaine mais il s’est fait rabrouer sous prétexte qu’il n’est pas de sa compétence de traiter ces sujets. Pourtant, les droits humains consacrés dans la Constitution de même que les obligations internationales de la Suisse impliquent une mise en œuvre au niveau municipal. Il faut donner au Conseil municipal les moyens d’y parvenir.

Omar Azzabi propose la création une commission ad hoc du Conseil municipal composée de membres du Conseil municipal, de membres de la société civile et de fonctionnaires de l’agenda 21. Elle réaliserait une évaluation globale annuelle des droits fondamentaux divisés en cinq champs prioritaires (un par année de législature) : droits des minorités ; étanger·e·s, logement et aide sociale ; procédures et sécurité ; développement durable de Genève ; libertés. L’objectif est de parvenir à déterminer des priorités en matière de politiques publiques dans ces cinq domaines qui serait répercutées dans le budget (principale compétence du Conseil municipal). Il y aurait un fonds relié qui servira à la collecte de données, notamment auprès de la société civile.

Discussion avec le public

  • Les autorités ne s’emparent d’un sujet que quand il y a un problème brûlant. L’EPI permettrait de s’occuper des problèmes de manière précoce, en collaboration avec les acteurs de terrain (ex. parascolaire).
  • Il faut fixer un délai pour la mise en oeuvre de l’art. 42. L’art. 226 Cst sur la législation d’application parle d’un délai de 5 ans maximum. Il peut servir à mettre la pression. Il n’y a pas d’action légale possible, comme un recours au Tribunal fédéral, pour se plaindre de l’inaction d’un gouvernement cantonal. Ce point pourrait être soulevé par l’EPI.
  • Au niveau fédéral, il existe plusieurs commissions extra-parlementaires pluralistes (antiracisme, sur les questions féminines, les questions familiales et l’enfance et la jeunesse) qui incluent la société civile mais pas les administrations, sauf dans les secrétariats. Au niveau cantonal, la seule commission extra-parlementaire sur les droits fondamentaux est celle sur l’égalité homme-femme. La tendance n’est pas à en augmenter le nombre.
  • Il ne s’agit pas seulement de la mise en œuvre de politiques publiques. Il s’agit de respecter, protéger, et mettre oeuvre les droits fondamentaux et cela incombe aux trois pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire). Ces droits ne sont pas tous justiciables à Genève (ex. droit au logement invoqué plusieurs fois sans succès). Il faut mettre en place une formation continue des juges. Il faut évaluer les trois pouvoirs dans l’EPI.
  • Des Etats généraux sur les droits fondamentaux seraient une bonne approche pour stimuler l’appropriation de l’EPI par tous les acteurs.